SFCO

Revue de littérature - Aout 2021

L’acide tranexamique en bain bouche est-il efficace dans la prévention des hémorragies post-opératoires chez les patients traités avec des anticoagulants oraux directs ?

 

Trois anticoagulants oraux ayant une action sélective et spécifique sur les facteurs de la coagulation II et X activés, appelés anticoagulants oraux directs (AOD), sont commercialisés en France : le dabigatran, le rivaroxaban et l’apixaban. L’existence d’une marge thérapeutique large et l’absence de surveillance biologique sont les avantages thérapeutiques majeurs des AOD. Du fait de l’introduction de ces nouveaux médicaments, la Société Française de Chirurgie Orale (SFCO) a réactualisé en 2015 ses recommandations pour la prise en charge en chirurgie orale des patients sous médicaments antithrombotiques. Si la poursuite des AOD est recommandée pour les actes chirurgicaux à faible risque hémorragique, en cas de chirurgie à haut risque hémorragique, un arrêt des AOD peut être envisagé, avec ou sans relais hépatique, en fonction du risque thromboembolique du patient, après concertation avec le médecin prescripteur. En complément des moyens d’hémostase chirurgicale conventionnelle (matériaux hémostatiques locaux résorbables, sutures, pression mécanique avec une compresse, colles…), l’utilisation topique de l’acide tranexamique est recommandée. L’acide tranexamique (EXACYL®) est le seul médicament antifibrinolytique possédant une AMM dans la prévention et le traitement des accidents hémorragiques entretenus par une fibrinolyse locale comme c’est le cas au décours des interventions bucco-dentaires, ORL et gynécologiques.

L’efficacité de l’acide tranexamique dans la prévention et le traitement des saignements post-opératoires en chirurgie orale chez les patients sous antiagrégants plaquettaires ou anti-vitamines K a été démontrée lors de nombreux essais cliniques. Cependant, il n’existait aucune étude clinique sur l’efficacité de ce médicament chez les patients sous AOD. Ockerman et al. viennent de publier les résultats de l’essai clinique EXTRACT-NOAC dont l’objectif était d’étudier l’efficacité de l’acide tranexamique à 10% en bain de bouche dans la diminution des hémorragies post-avulsions dentaires chez les patients sous AOD.

Ockerman A et al. Tranexamic acid and bleeding in patients treated with non-vitamin K oral anticoagulants undergoing dental extraction: The EXTRACT-NOAC randomized clinical trial. PLoS Med. 2021 May 3;18(5):e1003601. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/33939696/

Il s’agit d’un essai clinique randomisé, placebo-contrôlé, en double aveugle et multicentrique qui s’est déroulé entre février 2018 et mars 2020 dans 4 services de chirurgie orale et maxillo-faciale (de Louvain et d’Anvers, en Belgique). Les critères d’éligibilité des patients étaient les suivants : âge 18 ans ou plus, traitement avec un AOD, besoin d’avulsion(s) dentaire(s). Les patients devaient sursoir la prise de l’AOD 18 à 24h avant l’intervention. Les patients ont été randomisés dans deux groupes : bains de bouche à base d’acide tranexamique à 10% et bains de bouche placebo, à réaliser 1 fois avant l’intervention et ensuite 3 fois par jour, pendant 3 jours. Le critère de jugement principal a été le nombre de patients ayant eu des hémorragies post-opératoires pendant le suivi de 7 jours. Les critères de jugement secondaires ont été : le nombre d’évènements hémorragiques per- et post-opératoires (précoces ≤ 24h et tardives entre 24h et 7 jours), le score de saignement péri-opératoire mesuré sur une échelle visuelle analogique de 0 à 10, les contacts non planifiés, les ré-interventions en cas de saignement et les arrêts des AOD non prévus dans le protocole d’étude.

D’après le calcul du nombre de sujets nécessaires, 236 patients devaient être inclus ; 222 patients ont été recrutés et randomisés, 4 ont été perdus de vue et 218 avec un suivi complet ont été inclus dans les analyses, 106 dans le groupe acide tranexamique (âge moyen 74,8 ans, 81 hommes) et 112 dans le groupe placebo (âge moyen 72.7 ans, 64 hommes). Des saignements post-chirurgicaux ont survenu durant les 7 jours de suivi chez 28 patients (26,4%) dans le groupe acide tranexamique et chez 32 patients (28,6%) dans le groupe placebo (risque relatif, 0,93; intervalle de confiance (IC) à 95% 0,60-1,42). Vingt-huit patients ont présenté des évènements hémorragiques récurrents : 46 hémorragies ont été notées dans le groupe acide tranexamique et 85 dans le groupe placebo (rapport des taux : 0,57; IC 95% 0,31-1,05). L’utilisation de l’acide tranexamique n’a pas montré une meilleure efficacité que le placebo dans la prévention des saignements peropératoires et postopératoires précoces (rapport des taux 0,76; IC 95% 0,42-1,37) mais une réduction significative des saignements tardifs (rapport des taux 0,32; IC 95% 0,12-0,89) et des saignements postopératoires en cas d’avulsions multiples (rapport des taux 0,40; IC 95% 0,20-0,78). Moins de patients traités avec de l’acide tranexamique (6,6%) ont eu un contact médical non planifié à cause des saignements par rapport aux patients sous placebo (16,1%) (risque relatif 0,41 ; IC 95 % 0,18-0,94).

Trois des limites principales de l’étude sont à noter :

 

– l’interruption prématurée de l’essai : un comité indépendant de surveillance de la sécurité des données a effectué une analyse intermédiaire non planifiée en mai 2020 dans le but d’évaluer la futilité de l’essai ou de réévaluer la taille de l’échantillon. À ce moment-là, l’essai était suspendu en raison de l’épidémie de coronavirus, et 222 des 236 patients prévus avaient été randomisés. Le comité a recommandé de ne pas relancer l’étude en raison du nombre de patients présentant des saignements.

– l’évaluation de l’observance de la prescription de bains de bouche par les patients était basée sur des informations auto-déclarées par les patients lors des contacts téléphoniques.

– un autre élément à prendre en compte est la gestion péri-opératoire de l’AOD dans cette étude, différente des recommandations de la SFCO. Un arrêt de l’AOD la veille ou le jour de l’intervention a été pratiqué pour tous les patients, sur la base des recommandations d’European Hearth Rhythm Association ; cependant, la reprise de l’AOD était laissée à la décision du patient. En conséquence, le moment de la reprise de l’AOD était variable parmi les patients étudiés et l’effet possible de cette variabilité sur les saignements reste inconnu.

– les avulsions dentaires multiples étaient définies comme l’avulsion de 2 ou plusieurs dents mais sans précision sur le nombre de secteurs concernés et la difficulté de l’intervention qui peuvent impacter la survenue d’hémorragies. De plus, les moyens complémentaires d’hémostase (en dehors des sutures) n’ont été utilisés que dans relativement peu de cas (45% dans le groupe acide tranexamique et 35% dans le groupe placebo), ce qui pourrait expliquer le nombre important de saignements observés dans cette étude.

 

Commentaire

Dans cet essai clinique, l’acide tranexamique ne semblait pas influencer le taux de saignement buccal peropératoire ou postopératoire précoce par rapport au placebo chez les patients sous AOD. Son utilisation pourrait réduire les saignements post-extractionnels tardifs et après des avulsions dentaires multiples.

Le saignement buccal après une avulsion dentaire chez les patients sous AOD est une complication fréquente. En raison du saignement, les patients consultent à nouveau et ont besoin d’une ré-intervention pour l’arrêt du saignement. Les patients qui saignent peuvent également interrompre leur traitement anticoagulant, ce qui peut entraîner des événements thrombotiques ultérieurs, potentiellement mortels. Il n’existe pas de consensus sur le meilleur traitement hémostatique pour réduire les saignements après une avulsion dentaire chez ces patients. Cependant, l’efficacité de l’acide tranexamique a été prouvée dans d’autres contextes chirurgicaux ; c’est un médicament sûr, bon marché et facilement disponible dont l’utilisation large est justifiée.